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Daniel Cohen : "Winter is coming"

21/01/2016 -

Il y a quelques mois, l'économiste Daniel Cohen, 62 ans, publiait un livre qui a eu quelque retentissement, Le monde est clos et le désir infini. Avant les attentats de novembre à Paris, avant que ne soient annoncés ici et là les signes avant-coureurs d'une possible nouvelle crise financière, ce directeur du département d'économie de l'Ecole normale supérieure - et co-fondateur de l'École d'économie de Paris - prenait des accents quelque peu prophétiques, mais se basait pour ce faire sur la longue évolution de l'histoire des hommes. Dans Le monde est clos et le désir infini, il tente de nous faire saisir l'urgence d'une situation économique pour le moins paradoxale. Voire pire. Prudent, il établit son constat sur des prémisses qu'il prend de longues pages pour expliciter. La préhistoire, l'économie agraire, la première phase du monde industriel, Daniel Cohen refait l'histoire pour mieux pouvoir affirmer ses positions. La croissance, ou plutôt le défaut de croissance de ces derniers mois, est au cœur de la problématique qu'il définit.

L'échec de la révolution numérique
Son premier point a longtemps été tabou, mais l'est de moins en moins, il résulte de la déception que représente la révolution numérique, qui semble déboussoler quelque peu aujourd'hui le monde des économistes.
"Je ne résume pas la situation en termes de croissance ou de décroissance, explique-t-il, évoquant la préconisation "Croissance Zéro" qui était celle du Club de Rome en 1972, mon constat ne se veut pas non plus prescriptif, je ne suis pas un prophète qui détient une vérité. Mais le constat que je fais est celui que la révolution numérique ne tient pas ses promesses. C'est presque "une guerre de religion" chez les économistes. Le monde post-industriel s'annonçait comme un monde de créativité, remplaçant un monde de verticalité et d'obéissance, comme l'était le monde industriel. Mais dans le domaine économique, ce monde ne tient pas ses promesses, notamment en termes sociologiques."

La nécessité d'un rupture
Le deuxième point que développe Daniel Cohen est celui de la nécessité d'une nouvelle rupture.
"La rupture laïcité-religion, rappelle-t-il, c'est la grande affaire des XIXe et XXe siècles. Et la croissance industrielle instaure à ce moment-là une rupture. Or, le passage de la société industrielle à la société post-industrielle, ce devrait être une nouvelle rupture, plus forte encore, celle du passage de l'autorité à l'autonomie. C'est la troisième étape, celle d'une nouvelle révolution industrielle, commencée il y a une trentaine d'années avec l'arrivée du numérique. Mais alors que la seconde révolution industrielle, celle de l’électricité, prolongeait la précédente, celle de la machine vapeur, la révolution numérique fait advenir un monde nouveau, post-industriel. Son point de départ en fait, c'est Mai-68, et ce monde qui s'annonce alors, créatif et ouvert, c'est lui qui est trahi aujourd'hui." Trahi de quelle manière ? Par l'absence de croissance, laquelle, selon Daniel Cohen, n'est pas au rendez-vous. "Comprendre pourquoi Mai-68 a été trahi, c'est le même débat que s'interroger sur pourquoi la croissance n'est pas au rendez-vous. Dans les deux cas, la société post-industrielle, contrairement aux apparences, n'est, pour l'instant, pas si créative que ça... Quand on réfléchit aux usages de la société numérique, ce n'est pas si révolutionnaire... S'il fallait résumer la révolution numérique, on pourrait la résumer à des séries télévisées, comme Game Of Thrones, ou Homeland, qui visent à recréer de l'addiction. On est plus dans le prescriptif, dans la limitation des coûts, que dans l'innovation..."

Mondialisation et climat, les autres défis
Comme si cela ne suffisait pas, comme si les ratés de l'économie numérique n'étaient pas un souci suffisant pour le monde occidental, le défi climatique (issu lui-même de l'industrialisation) et le défi de la mondialisation (issu lui du numérique) sont deux autres mises en danger de notre monde.
"Je parle en priorité du monde occidental, alors que les sociétés émergentes sont encore dans la phase antérieure, élude-t-il. Ayant dit ça, force est de constater que la mondialisation, avec l'externalisation des taches, est un élément du système. La sous-traitance organise le travail d’une manière exactement inverse au fordisme de l’ère précédente. Pour certains pays, c'est même très délicat. Un pays comme la Chine par exemple est à la fois dans le passage d'une société agraire à une société industrielle, et dans le passage de la société industrielle à la société numérique. Évidemment, en termes géopolitiques cela peut amener de grands chocs, la géopolitique est un jeu de billard à plusieurs bandes extrêmement tendu (1). "Winter is coming", dit-on dans Game Of Thrones, l’hiver arrive, c'est une métaphore du monde, c'est le dérèglement qui vient." Notamment le dérèglement climatique, d'autant que, nous dit l'économiste, "il y a de quoi être inquiet car le développement industriel de l'ensemble de la planète est incompatible avec le réchauffement climatique. La bonne nouvelle de ce point de vue-là, c'est que la Chine, puisque l'on parlait d'elle, est tellement polluée qu'elle n'a pas d'autre choix que de regarder en face le développement écologique et durable."
En réalité, le constat que fait Daniel Cohen et que le lecteur fait lui-même en conclusion de sa lecture, est un constat pour le moins inquiétant, celui que la croissance infinie, idée sur laquelle s'est forgé le développement du monde occidental depuis de le début de la révolution industrielle, est tout simplement impossible. À cela il nous faut remédier, et nous sommes au pied du mur. Avec un espoir quand même : "Le monde dans lequel on vit aujourd'hui reste totalement ouvert, il n'y a jamais une voie unique qui va d'un point A à un point B", raisonne Daniel Cohen.
Quelle est la voie que nous emprunterons, "que deviendra le monde si la promesse d'une croissance infinie est devenue vaine?"
That is the question.
PC.
"Le monde est clos et le désir infini", éditions Albin Michel, 224 pages, 17,90 euros.

(1) Cet entretien a été réalisé avant les attentats parisiens, qui sont un élément du "choc géopolitique" qu’évoque l’auteur.
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